13 Juin 2012
Le 23 mai 1992, le juge anti-mafia Giovanni Falcone, sa femme et les hommes de son escorte perdaient la vie dans un attentat à la bombe à la hauteur de Capacci, sur l'autoroute de Palerme à l'aéroport. Et le 19 juillet de la même année, une autre bombe tuait le collègue et ami de Falcone, Paolo Borsellino, devant son domicile à Palerme.
Ce mois de mai 2012, vingt ans après, l'Italie rappelait, à travers manifestations, textes et colloques, la mémoire de ces protagonistes essentiels de la lutte anti-mafia. En France, le quotidien Le Monde du 20 mai pouvait titrer :"Italie : le combat inachevé contre la Mafia".
Impossible de faire l'impasse sur cette réalité, y compris dans la "littérature de jeunesse". Mon intention n'est pas de vous donner ici une bibliographie sur le thème de la mafia (des mafias), de nombreuses bibliothèques s'en sont chargées. Mais il n'aura échappé à personne que, cette année justement, le prix Sorcières (Association des Librairies Spécialisées Jeunesse et Association des Bibliothécaires de France) a été décerné, dans la catégorie "romans pour adolescents", à Silvana Gandolfi pour son livre L'Innocent de Palerme, traduit (particulièrement bien) de l'italien par Faustina Fiore, pour les éditions Les Grandes Personnes. Le titre original – intraduisible tel quel - étant "Io dentro gli spari", mot à mot "Moi au milieu des coups de feu". Il fallait tout le talent de Silvana Gandolfi pour réussir un roman si remarquable sur un sujet si délicat. Silvana Gandolfi étant déjà autant reconnue en France qu'en Italie, il vous sera facile de le trouver et de vous en faire une idée.
Mon propos est plutôt de vous présenter un petit roman sur le sujet qui m'a particulièrement frappée
par sa pertinence et sa beauté, "Essaie donc de l'expliquer à Nino",
"E vallo a spiegare a Nino", " de Anselmo R oveda, illustré par Gianni De Conno – Edizioni Coccole e Caccole – 2011 - 13 €
Nous retrouvons des noms désormais connus de vous :
- l'auteur, Anselmo Roveda, qui a décidément plus d'une corde à son arc entre contes, romans historiques, poésies et recherches sur les traditions de sa région, la Ligurie.
- L'éditeur, Còccole e Càccole, (les fameux "Câlins et Crottes de nez") présenté ici en décembre 2011 pour le conte de Noël de Frédéric Mistral : Li Pastre, I Pastori.
I PASTORI, LI PASTRE de F.MISTRAL et Anselmo ROVEDA
Et un illustrateur à la hauteur du projet : Gianni De Conno.
Mais une chose après l'autre.
Vous avez entre les mains un petit volume de 14 cm sur 20,5 et 48 pages. Format très maniable et économique, beau papier blanc, typographie claire et élégante, illustrations pleine page.
Le protagoniste est justement Nino, sicilien, neuf ans, fils de pêcheur, qui, sur le chemin de l'école, passe chaque jour devant "la maison aux fenêtres closes", et la grosse voiture noire, "qui ne bouge pas, avec toujours un autre homme au volant". C'est par cette maison que la peur va entrer dans la vie de Nino, vie par ailleurs très "normale", une famille normale, les copains, le bateau de pêche du père , les mois d'école et les mois de vacances.
Nino est un garçon observateur et qui veut comprendre d'où vient cette peur. Il va commencer à poser des questions " politiquement incorrectes" autour de lui sur cette maison énigmatique et son propriétaire dont il ne sait que le nom, Don Lucio. Et il se heurte à des réponses pas claires du tout qui l'inquiètent d'autant plus. Mais il y a l'oncle Salvatore, et la grande sœur Elena. Et des évènements qui vont secouer la vie du village.
Anselmo Roveda nous fait entrer dans le quotidien de cette famille vraisemblable et très équilibrée : Enzo, le père, courageux, sensible, qui sait réfléchir; la mère Rosangela (la barque de pêche porte son nom), "avec un petit diamant sur le nez", éducatrice ferme et oreille attentive ; la grande sœur, déjà au lycée, bonne élève, aux idées claires, qui explique bien des choses à son petit frère ; et aussi le frère du milieu, qui déteste l'école et passe son temps sur sa console de jeux. Le portrait de chacun est fouillé.
Les personnages "secondaires" ont tout autant de présence: l'oncle Salvatore qui parle à Nino comme à un grand, Fadhil, le tunisien qui travaille avec le père, et partage son expérience de pêcheur avec le jeune garçon ; les frères Boussoufa qui sont dans sa classe; la vieille dame de "la maison aux glycines" ; la défunte grand'mère Nonna Rosalia, et d'autres encore.
A travers les peurs, les joies , la curiosité de Nino, le lecteur arrive, par cercles concentriques, à déchiffrer les non-dits de la vie du village, la puissance occulte de ce Don Lucio barricadé dans sa maison, puis la libération que représente l'ouverture de la maison, réquisitionnée quand le mafieux est arrêté, pour en faire un centre social. L' incendie dont elle est victime une nuit ne réussira pas à briser l'élan du village. Et tous ces éléments( que l'auteur a tirés de faits réellement arrivés) auront contribué, finalement, à expliquer à Nino, et à ses petits et grands camarades-lecteurs, certaines racines du phénomène mafieux.
La Sicile où se déroule cette histoire est évoquée sobrement : la mer , les champs tout autour du village avec leurs murs à sec et les chèvres qui broutent. Mais ce sont les images de Gianni De Conno qui leur donnent vie. Des images pleine page, donc, parfois sur la double page, et même une fois, surprise, un panorama sur quatre pages qui se déplient. Les illustrations jouent sur la lumière, c'est elle qui dessine les formes et les visages : la couleur bleue se déploie dans toutes ses variations - la mer, le ciel, les ombres, les poissons du cauchemar et les fumées de l'incendie. Et aussi la terre méditerranéenne nue, ou couverte d'orangers, mais sans exotisme aucun.
Gianni De Conno est un illustrateur notoire, souvent primé de par le monde. (Vous trouverez son site dans les "liens", à droite de cette page). On se prend à regretter le petit format (pourtant admirablement utilisé) et à rêver à ces images dans un album grand format, voir très grand format, comme les Poèmes à la Lune qui ont été traduits et publiés en France par Casterman en 2010 ( Poesie alla Luna, Rizzoli, 2009)
La prose de Anselmo Roveda (rappelez-vous Ocattaccati, le premier livre de ce blog OCATTACCATI de Anselmo ROVEDA ) se caractérise toujours par sa fluidité, sa précision, sa puissance d'évocation, son humour quand c'est le moment. Enfant et adulte la savoureront l'un et l'autre.
L'auteur a choisi de mettre chacun des sept chapitres de son histoire à l'enseigne de sept écrivains siciliens reconnus, avec sept citations très pertinentes. Le lecteur enfant n'y prendra peut-être pas garde, mais le lecteur adulte, lui, entendra des échos et retournera à ces textes-sources. Et c'est un autre cadeau que nous fait Roveda.
Une dernière chose : la collection dont fait partie "E vallo a spiegare a Nino" se nomme SMS, soit "Storie Molto Speciali" : une collection de petits romans basés sur des faits de l'histoire contemporaine. Avec, par exemple, un autre très beau texte de Roveda : "Una partigiana di nome Tina".
Mais ceci est une autre histoire…
© Un grand merci aux éditeurs de Coccole e Caccole pour les images illustrant cet
article.
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