22 Décembre 2014
Donc, après le tout petit, voici le tout grand livre: un album de 34 cm sur 25, épais de 15 mm, édité par Rizzoli, le même que le grand livre des arbres, souvenez-vous, c'était en janvier dernier.
Ici encore, couverture très robuste, papier superbe, impression des images de grande qualité, un de ces livres qui deviennent les joyaux d'une bibliothèque, et se prêtent admirablement à une lecture à plusieurs.
Lecture? Peut-on parler de lecture avec un "silent book" (- quoi, c'est pas de l'italien? Ah bon?). Oui, Fiume Lento est un livre sans paroles, exception faite des mots de présentation du cinéaste … Ermanno Olmi – je vous assure que c'est une coïncidence, mais ce n'est pas étonnant si l'on se rappelle son film "L'arbre aux sabots" – et d'une note de l'auteur, Alessandro Sanna, qui explique la naissance de ce livre.
Pour le reste, une centaine de pages (elles ne sont pas numérotées), pour nous parler de ce Fiume Lento, ce fleuve lent, explicité par le sous-titre: un viaggio lungo il Po' (Voyage tout au long du Pô). Alessandro Sanna nous emmène donc, presque sans un mot, au fil des quatre saisons, dans une lente promenade tout le long DU fleuve par excellence, celui qui structure la plaine qui porte son nom, la Bassa Padana, comme on l'appelle à partir de Pavie, jusqu'à Comacchio et le delta sur l'Adriatique.
Et quel meilleur outil, pour peindre cette terre d'eau et de ciel – "… un tiers de terre et deux tiers de ciel, et quand le fleuve monte la proportion s'inverse", écrit-il – quel meilleur outil que l'aquarelle, précisément? Sanna nous offre donc, pour introduire chaque saison, une aquarelle en pleine page, comme l'automne ci-dessus. Le ciel envahit tout l'espace, à vous couper le souffle, et pourtant vous découvrez, tout en bas sur la digue, juste esquissée en noir, mais si présente, les silhouettes d'un cycliste – le vélo, moyen de déplacement traditionnel sur les digues du Pô -, avec son chapeau, et de son chien qui le devance en courant. Présences infimes dans cette nature grandiose, et pourtant fondamentales. Nous allons suivre leur progression, dans des " bandes aquarellées", quatre par page, parfois trois. Toute reproduction – les miennes viennent d'internet – est plate par rapport à l'extraordinaire richesse des images, mais une richesse qu'il faut rechercher sous les grandes "taches" d'aquarelle.
Laissons parler Alessandro : " Des instants et des variations de lumière que j'ai essayé de peindre sans crayon et sans savoir si j'arriverais à trouver la juste nuance, le glacis exact qui revêt le ciel, les arbres, les maisons dans le brouillard. J'ai ajouté de l'eau sur ma feuille et de la lumière dans mes yeux, en acceptant les imprévus des taches et de ma mémoire".
Le cycliste progresse sous la pluie, le ciel change constamment de nuances. A travers les arbres décharnés, voici parfois un lièvre, ou un héron, parfois une maison. Puis une longue file de personnes, à peine esquissées et pourtant si "parlantes": il se passe quelque chose, le titre de l'épisode, L'inondation, nous met sur la voie, nous nous mettons à scruter nous aussi l'horizon. Notre cycliste progressera cependant malgré tout jusqu'à une maison isolée où l'attend une "morosa", une femme aimante/aimée. Retrouvailles discrètement suggérées à travers une fenêtre éclairée dans la nuit. Mais ce n'est pas la fin de l'histoire, et le fleuve qui monte, et les riverains qui s'organisent vont reprendre leur cours. Evocation poétique et terrifiante d'un épisode réel: la grande inondation catastrophique du Polesine, en 1951, et d'autres alertes qui n'ont pas manqué.
Je ne vais pas vous raconter ainsi tout le livre, mais chaque saison déroule une histoire, à travers le cheminement le long du fleuve, à travers sa nature si particulière. Chaque saison va avoir sa couleur.
L'hiver – et un petit écolier que son père viendra chercher pour l'occasion dans son école lointaine - verra la naissance d'un petit veau dans la chaleur d'une étable, alors que dehors on a traversé le brouillard, ou le froid glacial qui met de la buée aux naseaux des troupeaux et à la bouche des humains; puis vient la neige, et des ciels d'aurores boréales.
Au printemps, la couleur change, évidemment: du bleu, du vert, et la tache d'une petite auto rouge qui a remplacé le vélo sur la digue (une Cinquecento? - dire tchi-ncoué tché-nto). C'est la fête du saint patron, la Sagra, le cortège des camions des forains, puis les couleurs éclatantes des lumières dans la nuit, des manèges, du feu d'artifice sur la place du village. Et puis un couple d'amoureux qui s'éloigne pour retrouver la nuit au bord du fleuve, nuit de pleine lune, un peu païenne. Le mariage sera aussi au bord du fleuve. Le rouge du jazz se mélangera au vert du printemps. Puis … mais il faut le regarder, et se le raconter, en soi-même, et à l'enfant qui nous accompagne ( "six à dix ans", dit l'éditeur, c'est sans doute l'âge le plus réceptif, mais vous avez compris que les adultes sont aussi totalement sous le charme de ce fleuve-sorcier).
L'été passera au jaune éclatant, mais aura aussi ses orages, bleus et violets, africains, d'autant plus qu'il y est question d'éléphants et d'un tigre. Je ne vous en dis pas plus, mais cet épisode est – aussi – un bel hommage au peintre "naïf" Antonio Ligabue , qui a son musée sur la rive sur du fleuve, à Gualtieri.
Fiume lento est un de ces livres inépuisables, qui révèlent de nouvelles surprises à chaque reprise. Dès sa parution, en 2013, il a été salué de façon unanime. Et on ne s'étonne pas qu'il ait reçu, en mai 2014, le prix Andersen du meilleur album illustré, plus le Super Prix du Jury. Lequel a déclaré qu'Alessandro Sanna, dans ce livre, nous avait " offert, entre évocation et représentation, entre histoire et nature, un portrait resplendissant, attachant, du fleuve et de ses histoires." Il a réalisé "une œuvre émue et émouvante; solennelle et vitale, d'une très haute valeur expressive," avec des "dessins d'une beauté absolue et bouleversante, vibrants, magiques."
On ne saurait mieux dire.
Que cette magie du dessin vous accompagne en cette période de fêtes, et que ce livre prenne place auprès de vous, comme il l'a prise auprès de moi. Grâce, il faut le dire, à l'efficacité des trois chouettes libraires de la librairie de jeunesse florentine"Cuccumeo" (nom sarde de la chouette, pardonnez-moi ce jeu de mots facile).
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