25 Mai 2021
Ce grand album (24 x 32,1 cm) porte un sous-titre tout à fait pertinent: " Il primo passo nella selva oscura". Dans "la forêt obscure", certes, c'est un des termes les plus facilement associés à "Divine Comédie"; mais le "premier pas" de qui?
Eh bien, à la fois le premier pas de l'auteur et héros du poème, Dante, que l'on voit sur la couverture, silhouette reconnaissable à son manteau rouge et à sa couronne de lauriers, exprimant sa stupeur d'un geste des deux mains; et à la fois le premier pas de la lectrice, du lecteur. Il, elle se lance dans l'aventure de ce texte qui peut inspirer crainte et révérence, a priori "forêt obscure" aussi, qui s'est de plus chargé de sens tout au long des sept siècles de son existence.
Daniele ARISTARCO et Marco SOMÀ tracent un double chemin de lecture qui convient à différents tempéraments, se prête à différentes vitesses, qui permet en tout cas à chacune, à chacun d’avancer à son rythme. Chaque double-page présente:
- à droite, une étonnante image en pleine page de Marco Somà. Dix-neuf images qui nous emmènent à travers les trois règnes, avec Dante. Toujours, en bas à droite, un cartouche, petit billet à peine déplié, portant, sous le titre de la Cantica ( Inferno, Purgatorio, Paradiso) et le numéro du chant d'origine, une terzina, ce groupe de trois vers de onze syllabes qui sont les "briques" composant les chants de la Divine Comédie. C'est là que l'on apprécie pleinement le grand format de l'album, l'illustration de la terzina a tout l'espace requis pour se déployer et passer même sur la page de gauche.
- À gauche, plus ou moins englobé dans le dessin, le récit d'Aristarco. Il est indépendant de l'illustration, il va son chemin par paragraphes plus ou moins longs, nécessitant parfois, mais pas toujours, de tourner la page pour continuer la lecture, scandée par des titres intermédiaires ( ... Les doutes d'un jeune lecteur....Histoire d'un titre... Beatrice.... La partition...) . Quand je dis qu'il est indépendant, images et texte parlent du même sujet, bien sûr, les images créant l'atmosphère du voyage dont Aristarco parle aux jeunes lecteurs.
C'est donc d'abord le récit en images qui s'impose. Marco Somà a choisi de représenter les acteurs de la Divine Comédie par des animaux anthropomorphes pour deux raisons (c'est ce qu'il explique en particulier dans une rencontre en ligne en direction des écoles où les deux auteurs dialoguent avec une journaliste et répondent aux questions posées par les élèves): - d'une part, ces animaux permettent plus facilement à toute sorte de lecteurs de s'identifier, c'est une façon de rendre le poème encore plus universel. - D'autre part il reprend là une tradition que l'on trouve dans l’œuvre de peintres comme Jérôme Bosch ou Matthias Grünewald, pour ne citer qu'eux. Sans oublier le monde des miniaturistes du XIVe siècle. Les variations sont innombrables, tant à l'intérieur de chaque Cantica qu'en passant de l'une à l'autre. Il y a déjà là l'occasion de longues explorations, interrogations, dialogues. L’expression des sentiments entre le Poète et son guide, par exemple, puis entre Dante et Beatrice. Aucune scène, que ce soit en Enfer ou au Paradis, n'est statique, nous sommes emportés avec Dante et Virgile, puis Beatrice. Et vient ensuite l'envie d'en savoir plus.
L'effroi de l'Enfer est exprimé ici par le vide, cette sorte de désert (voir encore le dialogue cité plus haut) où poussent de rares et inquiétants végétaux, des arbres torturés, peuplés d'oiseaux de cauchemar, et l'effet est convaincant. Mais le regard rencontre aussi des motifs qui le font "sortir" de "l'autre monde": le voile qui enveloppe le couple de Paolo et Francesca, un peu à la façon de celui qui entoure le créateur au plafond de la Sixtine; ou encore la superbe tête de bélier grec de Ulysse, et le cheval-Diomède, tous deux encore toujours dans l'élan de leurs aventures. Ainsi, mutatis mutandis, Dante campe-t-il, tout au long de son poème, pour relier le lecteur au monde qu'il connaît, de petits tableaux de la vie quotidienne: les flocons de neige larges et silencieux, le vol de lucioles dans la nuit d'été, le chantier de gondoles vénitien...
Le même fond s'adoucit au Purgatoire, il se peuple de rochers de lapis-lazuli, les animaux nous sont plus familiers, et l'ange-ours qui accueille les deux voyageurs garde une porte, écho de celles de Giotto ou de Duccio dans la peinture florentine.
Au Paradis, par contre, nous volons dans un ciel de couleur tendre, semé de nuages où se posent les voyageurs et les âmes qui les accueillent. Les animaux sont connus, et bienveillants. Avec, toujours, ce mouvement incessant qui pousse Dante vers le haut en compagnie de Beatrice.
Les adultes ne sont pas en reste dans l'appréciation de cette partie de l'album, même si (surtout si?) ils ne lisent pas l'italien. Pourvu qu'ils se procurent une traduction : avec les références du cartouche, et celles, plus précises encore, de la dernière page, (qui explicitent les situations illustrées, pour les italophones) ils pourront chercher la traduction de la terzina, et apprécier le choix de l'illustrateur. Adultes ou pas, d'ailleurs. Si l'on a déjà une certaine familiarité avec le texte, ces illustrations bousculent et font émerger de nouvelles nuances.
Daniele ARISTARCO, quant à lui, a fait le choix, comme Dante, de s'adresser directement à son lecteur, à sa lectrice, et de partager l'histoire de sa rencontre avec La Divine Comédie. À l'âge de neuf ans, lui aussi. Il raconte sa curiosité, sa perplexité, sa toute première lecture - presque clandestine, en pleine nuit, dans ce livre "trop grand, et lourd", descendu difficilement d'un rayon élevé de la bibliothèque familiale, qu'il pose "sur la table de noyer". Et c'est "debout, tout tremblant", dans un murmure, qu'il lit les quatre premières terzine les plus célèbres de la littérature. Et il s'ensuit, pour lui, "un mystérieux silence".
Petit à petit, Aristarco explicite les enjeux de ce voyage dans l'outre-tombe, en liaison avec les questions qu'il faut bien appeler "métaphysiques" que se posait le jeune lecteur qu'il était alors, les peurs, pas seulement dans "la forêt obscure", les épreuves, le "cône de lumière" de la raison... Et il rassure, tel un nouveau Virgile, le lecteur, la lectrice d'aujourd'hui, éclaire " l'histoire d'un titre " (Comédie? Divine?), souligne l'harmonie extraordinaire de la construction du poème, et le sens de cette harmonie, évoque la question de la "réalité" de ce voyage, en le reliant à Beatrice, et donc en parlant aussi du Purgatoire et du Paradis. Il ose faire approcher ses lecteurs ( une fois encore, pas que les jeunes) du thème de la recherche de la connaissance, des mots adaptés pour l'exprimer, du "visage de Dieu". Et en conclut à la nécessité de lire à voix haute, pour soi ou pour un auditoire, l'incomparable musique des vers de cette Divine Comédie.
Daniele Aristarco, qui fréquente beaucoup les classes et connaît les collégiens et lycéens actuels, les prend au sérieux et les croit capables de cette lecture. Pas de "toute la Divine Comédie", pas tout de suite. Mais aborder cette lecture, sans crainte de rester prisonnier de la "forêt obscure".
Et les questions posées par ces mêmes jeunes lecteurs au cours de l'émission signalée plus haut montrent qu'il ne se trompe pas.
Un album hors du commun.
La DIVINA COMMEDIA - Il primo passo nella selva oscura
de Daniele ARISTARCO, illustré par Marco SOMÀ
Einaudi Ragazzi
à partir de 7 ans
Format: 24 x 32,1 cm 48 pages 16 €
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